Issue |
Matériaux & Techniques
Volume 111, Number 3, 2023
Special Issue on ‘Transitions for materials and society’, edited by Jean-Pierre Birat, Andrea Declich, Ayoung Jo and Gaël Fick
|
|
---|---|---|
Article Number | 306 | |
Number of page(s) | 8 | |
Section | Materials and SSH, materials and Society | |
DOI | https://doi.org/10.1051/mattech/2023024 | |
Published online | 28 August 2023 |
Viewpoint
L’acier et la sidérurgie française, vus par l’histoire économique☆
Steel and the steel industry in France, from the standpoint of economic history
1
Université d’Aix Marseille, Aix-Marseille Université, CNRS, UMR TELEMMe, Aix-en-Provence, France
2
École Polytechnique, Paris, France
* e-mail: philippe.mioche@univ-amu.fr
Reçu :
6
Avril
2023
Accepté :
21
Juillet
2023
Ce texte présente deux visions complémentaires de la sidérurgie en France, du XIXe siècle à nos jours, au travers de deux approches, l’une d’économie historique et l’autre d’histoire des entreprises. La première partie rappelle comment le secteur a évolué sur cette longue période et quels ont été les moteurs du changement historique et les acteurs. C’est la nature des ressources énergétiques et minières, qui a piloté les transformations. Depuis l’arrivée (l’invention) à la fin du 19e siècle des procédés de production d’acier liquide (procédés Martin et Bessemer), la sidérurgie a quitté les forêts et le bord des rivières pour s’installer sur les gisements de charbon et de minerai, mais elle a fini par s’installer après la Seconde Guerre mondiale en bord de mer : changements de localisation géographique majeurs ! Les liens entre la sidérurgie française et l’état ont été très intimes du fait des deux guerres mondiales, où de profondes réorganisations ont eu lieu, et de la fin des trente glorieuses, où le secteur a été nationalisé pour éviter son effondrement. L’Europe aussi a entretenu des liens étroits avec la sidérurgie avec la création de la CEC puis le plan Davignon. Mais l’OPA de Mittal sur Arcelor a précipité la fin de l’intervention de l’état et de d’Europe. La seconde partie, propose des modèles qui expliquent cette évolution. Au départ, il y a les modèles de Schumpeter, qui décrivent le développement de l’innovation des industries dans le système capitaliste, au rythme de cycles de longue période. Puis elle présente la vision de Chandler, qui explique que l’organisation des firmes s’est déroulée dans tous les secteurs et partout dans le monde selon une succession de schémas, en U puis en M et en H. D’un contrôle familial et patrimonial on est passé à un modèle où des experts, ingénieurs et managers, ont pris le contrôle. L’internationalisation, à laquelle on vient d’assister (Mittal, Tata), montre qu’un retour en arrière est possible. La sidérurgie peut-elle encore changer de façon fondamentale, en particulier la sidérurgie française ? Cela sera-t-il déclenché par la lutte contre le réchauffement global ?
Abstract
This article proposes two complementary visions of the French Steel Industry between the 19th and today, from the standpoints of economic history and of the history of firms. The first part describes how the sector evolved over this extended period of time and what where the drivers and the actors of change. The nature of raw materials, energy and mining, drove the transformations. Since the new processes for making liquid steel were invented at the end of the 19th century (Martin-Siemens and Bessemer processes), steel production left forests and rivers to settle on coal and iron ore deposits until it moved to the sea shore after the 2WW: major geographical relocations! The connection between the steel industry and the state was very close following the two WWs, when deep restructuring took part, and the end of the “30 Glorious Years”, when the state in France nationalized the sector to keep it from fully collapsing. Europe, now the EU, has also entertained close ties with steel, when the ECSC was created and during the Davignon plan. Mittal’s takeover bid caused all interventions from the French State and from the EU to stop. The second part proposes models that explain how these changes took place. Initially, there are the models of Schumpeter, which describe how innovation percolates in industry under capitalistic rules, carried by a series of long-term waves. Then, the vision of Chandler is introduced, who explains how firms get organized, in an evolution that took place in all sectors and all over the world, with first a U model and then an M and a H one. Control, which was initially family and patrimonial, moved to a model where experts, engineers and managers, took over control. However, the recent internationalization of the sector (Mittal and Tata) shows that the model can backfire. Is there room left for the steel sector to change again radically, in particular in the French steel industry? Will that change stem from the constraints brought about by the need to fight Climate Change?
Mots clés : sidérurgie / histoire économique et histoire des entreprises / disparition du lien entre sidérurgie et état / Schumpeter / Chandler
Key words: steel industry / economic history and history of firms / end of the link between State and steel / Schumpeter / Chandler
© P. Mioche et E. Godelier, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Ce texte présente deux visions complémentaires de la sidérurgie en France, du XIXe siècle à nos jours, proposées par les deux historiens signataires. La première partie rappelle comment le secteur a évolué sur cette longue période et quels ont été les moteurs du changement historique et les acteurs. La seconde partie, propose des modèles qui expliquent cette évolution, depuis les théories du développement de l’innovation des industries dans le système capitaliste de Schumpeter, celle de l’évolution des modèles d’organisation des firmes de Chandler, et enfin jusqu’à l’effacement des frontières nationales et à l’internationalisation du secteur.
2 Sidérurgie et histoire de France [1–6]
Pendant longtemps, la dynamique de la sidérurgie a accompagné la croissance de la France. La sidérurgie a alors su répondre aux besoins de l’industrialisation : développement des chemins de fer et de l’armement, puis de l’automobile et des travaux publics, consommation de masse. Elle a accompagné le rôle impérial du pays ainsi que le succès de son commerce extérieur. Mais cette corrélation serait-elle devenue incertaine ?
Les historiens distinguent l’histoire préindustrielle de la sidérurgie (des origines au XIXe siècle) de l’histoire industrielle, qui commence avec l’introduction des procédés Bessemer, Thomas et Martin. Cette histoire industrielle s’inscrit dans des étapes (on évite ainsi la notion de « révolution industrielle ») reposant notamment sur une évolution des ressources énergétiques (première, deuxième et troisième industrialisations).
Pour traverser ces deux siècles, nous proposons trois débats thématiques : la littoralisation, la sidérurgie et l’État, et la sidérurgie et l’Europe.
2.1 La littoralisation
La création d’une sidérurgie côtière en France dans les années 1960 (Dunkerque 1963, Fos 1973) représente la troisième évolution de cette industrie. La sidérurgie préindustrielle au bois utilisait l’énergie hydraulique et était située le long des rivières. À la fin du XIXe siècle, elle migre vers les gisements houillers (Le Creusot, Saint-Étienne, Bassin Nord) et vers les gisements de minerai de fer (Lorraine). Inspiré du modèle japonais de la sidérurgie sur l’eau, la littoralisation de la sidérurgie européenne s’est développée après la Seconde Guerre mondiale. Elle se définissait par ses capacités à importer des matières premières (coke et fer) d’origines lointaines (Mauritanie, Brésil, etc.) et à exporter des produits finis, notamment vers les États-Unis. Des usines côtières intégrées se sont créées en Europe : Ijmuiden (Pays-Bas) (esquissée dès 1926), Gênes (Italie) 1953, Brême (Allemagne en 1959), Dunkerque (France en 1963), Tarente (Italie en1964), Gand (Sidmar, Belgique en 1967), et Fos (France en 1973). Ces usines côtières européennes et le développement des aciéries électriques (sur le modèle italien des « Bresciani »), constituent le tissu productif du nouveau millénaire. L’essor de la sidérurgie littorale a pour corollaire le déclin de la sidérurgie continentale.
Les implantations littorales ont permis à la sidérurgie européenne de rester relativement compétitive.
2.2 La sidérurgie et l’État en France
Cette industrie entretient des relations particulièrement étroites avec les pouvoirs publics. L’État est impliqué dans la sidérurgie depuis l’origine, avec le rôle qu’y jouent des Ingénieurs des Mines et la loi de 1810 sur les installations classées [7].
C’est avec la Première Guerre mondiale que la collaboration entre l’État et l’industrie se resserre dans le cadre de l’économie de guerre (rôle de Robert Pinot et du Comité des forges, cf. Fig. 1). Dans les territoires reconquis (Alsace-Moselle), les entreprises sidérurgiques françaises se partagent les usines avec le soutien de l’État sans penser à un avenir continental pour cette industrie.
Avec la crise économique de l’entre-deux-guerres (crise dite de 1929), la sidérurgie française prend du retard dans ses investissements et entame un déclin relatif vis à vis des industries allemandes et britanniques.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, une grande partie de l’industrie sidérurgique est contrôlée et spoliée par les forces d’occupation allemandes, et la production est détournée à leur profit. La sidérurgie du gouvernement de Vichy est réduite à la région Centre (Le Creusot, Saint-Étienne, Firminy). La nouvelle organisation professionnelle, le Comité d’organisation de la sidérurgie – le CORSID –, prépare l’avenir de la filière, d’où est issu le laboratoire professionnel, l’IRSID (Institut de recherche de la sidérurgie).
Après la Libération, les relations entre l’État et la sidérurgie demeurent très étroites pendant quarante ans. Lors du plan Monnet, les patrons de la sidérurgie acceptent une augmentation de la production (10 millions de tonnes pour 1952) et les deux grands laminoirs continus américains (Usinor-Denain 1946 et Sollac-Sérémange 1948, cf. Fig. 2), mais ils refusent les grands groupements d’entreprises en Lorraine et dans le Centre ; seule Usinor commence à consolider l’industrie sidérurgique. L’État obtient une modernisation en demi-teinte, une modernisation manquée.
Un modus vivendi s’établit durant les « trente glorieuses » de croissance (1945–1975). La sidérurgie accepte de facto le gel des prix de vente de l’acier afin de limiter l’inflation et de permettre l’essor de la production automobile, ainsi que des objectifs ambitieux de volume de production (24 MT en 1974). Mais les sidérurgistes conservent leur liberté de décision quant au regroupement d’entreprises et à la consolidation de la branche, jusqu’au Plan Professionnel de 1966 qui impose la création de Creusot-Loire (1970).
Face à la crise financière et structurelle de la sidérurgie, l’État a rompu le modus vivendi et étatisé (1978) puis nationalisé (1982) le secteur au prix d’un engagement financier important et de réductions considérables du nombre de salariés, qui bénéficient en contrepartie d’un accompagnement social.
La nationalisation a permis le regroupement de la majeure partie du secteur autour d’Usinor (1986). En lien avec la fin de l’intervention européenne du Plan Davignon, Francis Mer, chargé de la privatisation (1995) a également préparé l’internationalisation du secteur. L’internationalisation s’est effectuée à grande vitesse et s’est accompagnée d’une spécialisation vers des produits sidérurgiques haut de gamme, notamment pour l’industrie automobile. Elle a conduit à la création d’Arcelor (2002).
![]() |
Fig. 1 La commission de direction du Comité des forges de France en 1914, peinture d’Adolphe Déchenaud, au siège de Schneider, rue de Madrid, Paris. The Board of the “Comité des Forges” in France in 1914, painting by Adolphe Déchenaud, at Schneider’s head office, rue de Madrid, Paris. |
![]() |
Fig. 2 Train à bandes (TAB) de Denain. Hot strip mill in Denain. |
2.3 La sidérurgie et l’Europe
La sidérurgie française, à travers son organisation professionnelle, la « Chambre syndicale de la sidérurgie », se montre prudente face aux débuts de la construction européenne (Plan Schuman 1950 et CECA 1952). La CECA a beaucoup apporté à la sidérurgie dans les domaines des politiques sociales (logement, Comité économique et social), du financement (prêts garantis) et de la recherche sidérurgique communautaire. Surtout, le commerce intra-européen de l’acier s’est considérablement développé. Cependant, la CECA n’est pas intervenue dans les questions des prix de vente de l’acier ou des fusions d’entreprises. Cependant, face à la crise européenne et notamment du fait des surcapacités par rapport à la demande d’acier, la Commission met en œuvre le plan Davignon (par étapes de 1980 à 1989), qui est la première et unique politique industrielle en Europe.
Dans le cadre de l’OPE/OPA de Mittal en 2006, la Commission a opté pour une libéralisation de l’industrie sidérurgique. La commissaire Nelly Kroes déclare : « Je suis contre les champions nationaux ! Et contre les champions européens ! Mais je suis pour les champions mondiaux… basés en Europe » (mars 2006). Face à la prise de contrôle inattendue de Mittal (2006), le gouvernement français et la Commission européenne choisissent la libéralisation du secteur, et la sidérurgie perd le statut particulier qu’elle avait vis-à-vis de l’État national ou de l’Europe.
Ainsi s’évanouit le projet d’un « Airbus de l’acier ».
3 Sidérurgie et théories de l’innovation
La longue histoire de la sidérurgie présentée dans la partie 1 de cet article révèle les tendances longues et les défis qui ont, pas à pas, émergé des actions et des choix effectués par les acteurs du secteur, qu’ils soient dirigeants, salariés, ingénieurs ou chercheurs. Tous ont façonné à leur échelle les orientations stratégiques, technologiques, économiques ou sociales des entreprises. Ailleurs, les débats politiques ou sociaux, animés par les élus ou les représentants des salariés dans les instances nationales ou européennes, ont rythmé la nature et la dynamique du secteur.
Cette histoire doit contribuer à une meilleure compréhension des débats en cours non seulement entre historiens mais aussi des challenges actuels de la sidérurgie, et plus généralement de l’industrie en France et dans le Monde.
Nous discuterons trois thèmes, présentant les théories du changement et de l’innovation proposées par l’histoire économique, qui se sont succédées pour piloter les évolutions de la sidérurgie française.
3.1 Le « modèle de Schumpeter »
Le premier thème, c’est la question de la périodisation des cycles économiques et des phases de développement de l’innovation et du capitalisme (Fig. 3).
Cela peut apparaître comme un débat méthodologique, voire épistémologique, principalement destiné aux historiens professionnels. Mais il n’en est rien, car derrière cette question, doit être interrogé le poids des découvertes scientifiques et de l’innovation dans la croissance et le développement économiques et technologiques de la France. On le voit, ceci fait écho aux discussions et aux orientations qui définissent encore aujourd’hui les aides à la recherche, à la création d’entreprise ou à l’innovation. De proche en proche, c’est aussi la place et la nature de l’intervention des pouvoirs publics ou du libre jeu du marché, qui émerge en filigrane.
Comme l’a expliqué P. Mioche, la sidérurgie est considérée comme un symbole et un vecteur de développement de la première révolution industrielle (1820–1840) puis de la seconde (1860–1880) en France et dans le Monde. Le cœur de cette dynamique est constitué par un ensemble d’inventions et d’innovations qui en l’espace de 20 ou 30 ans se sont combinées pour transformer les produits comme les outils de production.
À l’origine de ce modèle se trouve les travaux de Joseph Schumpeter [8]. Il explique que l’entrepreneur et l’innovation sont au cœur du système capitaliste. Cette datation est maintenant remise en cause, non qu’il n’y aurait pas des moments de l’histoire ou se sont combinées des inventions et des innovations, mais les frontières et donc les rôles des uns et des autres semblent plus complexes, comme l’ont prouvé les recherches actuelles sur l’innovation (cf. l’exemple de James Watt. Il a fallu plusieurs dizaines d’années pour que l’invention se diffuse réellement dans l’économie anglaise [9–11]). De ce point de vue, ce cadre doit permettre d’interroger le rôle des entrepreneurs et des entreprises de la sidérurgie dans cette dynamique.
Ceci amène au second point : l’hypothèse d’une éventuelle succession « linéaire » des modèles d’organisation et d’entreprise industrielles dans le temps.
![]() |
Fig. 3 Cycles économiques périodiques et phases de développement de l’innovation et du capitalisme. Periodic economic cycles and development phases of innovation and capitalism. |
3.2 Le « modèle de Chandler »
Le modèle de Chandler a été formulé pour la première fois par le grand historien américain Alfred Chandler, dès les années 1960 dans son célèbre ouvrage « Stratégie et structure » [12] puis repris dans ses recherches successives.
En analysant les phases du capitalisme aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, il a démontré que dans l’histoire se succédaient à chaque période du capitalisme, et dans chaque pays, plusieurs types dominants d’organisation et de stratégie d’entreprise.
Partant du XIXe siècle, les entreprises, voire parfois les groupes auraient été de plus en plus caractérisés par une forme résumée par la forme en U (Unitaire, Unique), cf. figure 4. Cette forme est marquée par la production d’un produit ou d’une gamme de produits uniques. L’entreprise est installée dans un seul pays et n’a souvent qu’une seule division centrée sur une technologie unique. On la retrouve évidemment dans les secteurs de la première révolution industrielle (chimie, métallurgie, et donc sidérurgie) notamment en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne. J’ajouterais une propriété familiale du capital et une gestion « patrimoniale » des entreprises, fondée sur la domination d’un autofinancement.
Au tournant du XXe siècle apparaît une seconde forme : la type en M (Multinationale, Multiproduits, Multi-divisions) (Fig. 5). Avec elle, ce sont les ingénieurs et les managers qui commencent à prendre le pouvoir, notamment en France ou en Allemagne. Elle se diffuse surtout à partir de l’après 1GM1 et encore plus après 1945, moment où débute puis s’accélère l’américanisation des économies européennes et mondiales.
Enfin c’est la forme en H (Holding) qui prend le dessus (Fig. 6). Ici on voit se mettre en place une nette séparation entre les actifs industrielles ou productifs et les actifs financiers, la liaison, la coordination et l’homogénéisation stratégique étant effectuées par la société mère.
Deux éléments sont à souligner ici :
ce qui caractérise d’abord cette histoire c’est l’évolution du contrôle et des modalités de gestion de ces entreprises. D’abord, contrôlées et gérées par une ou plusieurs familles, ces dernières laissent petit à petit la place à une nouvelle catégorie d’acteurs, les ingénieurs bien sûr, mais aussi les manageurs. Ces nouvelles entreprises managériales sont caractérisées par une séparation entre la propriété et les compétences de gestion et donc le développement des managers salariés et spécialisés dans une forme d’expertise/compétence administrative. Chandler date cela de la fin du XIXe aux USA ; en France cela apparaît un peu plus tard dans les entreprises sidérurgiques, sans doute dans l’entre-deux guerres et plus encore après la 2GM2. De ce point de vue, on peut par exemple distinguer les groupes du Nord (Usinor) et ceux de l’Est (grosso modo, regroupés autour des intérêts de la famille de Wendel – on pense par exemple aux choix en termes de train-à-bandes ou de stratégie d’innovation), donc modèle de croissance (marchés contrôlés, nationaux et investissements technologiques assez limités contre TAB et spécialisation stratégique sur les produits plats) et évolution du mode de gestion ou de la culture ;
cette évolution, et cela Chandler ne l’avait pas anticipé, n’est pas aussi systématique ni irréversible. D’abord, même si les managers prennent le pouvoir, les familles ne sont pas loin (formation des héritiers, stratégie d’alliance matrimoniale, présence dans les conseils d’administration, définition dans les modalités et les critères de management). Ensuite, aujourd’hui, notamment dans la sidérurgie, on assiste au retour des familles, certes à l’étranger mais aussi en Europe (le cas du groupe ArcelorMittal est parlant de ce point de vue).
Ce que montre enfin l’histoire, c’est que la sidérurgie – mais elle n’est pas la seule – a été marquée par une culture spécifique, i.e. des façons de faire et de penser propres à des usines et des entreprises…
![]() |
Fig. 4 Organisation d’entreprise selon la forme en U de Chandler. Firm organization according to the U model of Chandler. |
![]() |
Fig. 5 Organisation d’entreprise selon la forme en M de Chandler. Firm organization according to the M model of Chandler. |
![]() |
Fig. 6 Organisation d’entreprise selon la forme en H de Chandler. Firm organization according to the H model of Chandler. |
3.3 Le « modèle du localisme et de la culture propre à la sidérurgie française »
En résumant ce qui précède : localisme des investissements et des marchés, paternalisme social et politique et apprentissages professionnel et culturel inscrits dans la durée et la stabilité. Et cela a fonctionné jusqu’aux années 1960.
Historiquement, on trouve un ensemble de façons de penser et de faire qui ont été construits assez systématiquement depuis le XIXe siècle. On résume habituellement cela par le terme de « paternalisme », mais c’est un mot trompeur car il a pris une connotation très négative de domination morale, économique et politique. Cela traduit en partie la réalité mais pas complètement. J’y vois un aspect du localisme : recrutement et contrôle de la main d’ouvre sur un espace géographique réduit ; modalité de formation et de promotion interne avec un attachement long à un outil de production ; étroite articulation des fondements techniques et sociaux de hiérarchie (familial, etc.).
Plus généralement, cela s’accompagne d’un ensemble de choix technologiques et économiques :
stratégie de rentabilisation sur la quantité (mais contrôlée) ;
construction d’une stratégie d’approvisionnement et de vente à proximité avec une réseau de fournisseurs et de clients proches ;
du point de vue stratégique, la plupart des dirigeants, essentiellement issus des familles fondatrices, partagent une représentation du marché surtout français et de petite taille, destiné… à ne pas croître. Il faut par exemple penser à la crise de surcapacité survenue juste avant la Première Guerre mondiale ;
un système de partage des commandes avec des ententes ;
des unités de tailles moyennes avec des investissements et des technologies reposant sur de l’autofinancement au long du XIXe et des partages d’actifs (mines, blooming, etc.).
En 1976, il y a 145 000 salariés dans la sidérurgie française surtout dans le Nord, et l’Est de la France mais aussi dans le Centre (cf. Le Creusot).
Ce modèle commence à se fendiller dans l’après-guerre (Marshall, Usinor et Sollac). D’abord avec une première divergence de nature technologique :
TAB et modèle d’élargissement du marché (Usinor, puis Sollac (groupe de Wendel)) ;
gains de productivité et diminution des prix ;
financement extérieur ;
lente constitution de groupes industriels (Plan Acier 1966) ;
maintien global des stratégies sociales.
Ce modèle va s’effondrer dans les années 1980, du fait des conséquences du choc pétrolier de 1973–1974 :
fermetures d’usines et évolution du marché, notamment sous la pression extérieure (Europe et Japon) ;
passage à une politique de montée en gamme (qualité, marge et valeur ajoutée) ;
spécialisation et rapprochement avec les clients (automobile, etc.) ;
mondialisation, mais problème dans certaines activités (produits longs et chaînons avals de la filière de production) ;
effondrement du modèle de savoir-faire et de stratégie sociale (mobilité, pré-retraite et réduction des effectifs via des plans d’accompagnement sociaux (CGPS, CPS, et pré-retraite) = 100 milliard de francs de l’époque, soit 15 milliard d’euros actuels ;
fermetures de sites et ensemble de fusion-acquisition (Arcelor et Arcelor-Mittal).
4 Conclusions
La sidérurgie en France, qui a été longtemps considérée comme le symbole de la croissance et de la réussite économique nationale, existe-t-elle encore aujourd’hui ? Rappelons, pour mémoire, qu’elle n’a jamais constitué plus de 10 % des salariés de l’industrie française, mais que cela a chuté aujourd’hui à moins de 15 000 salariés.
On peut aussi se demander si la future sidérurgie en France passera par de nouveaux choix stratégiques sur les technologies d’avenir : décarbonation ? meilleure maîtrise de la pollution ? évolution plus radicale de la filière technologique ?
Conflits d’intérêts
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Contributions des auteurs
La partie 1 a été rédigée par P. Mioche et la partie 2 par E. Godelier.
Références
- C. Barthel, I. Kharaba, P. Mioche, Les mutations de la sidérurgie mondiale du XXe siècle à nos jours, in: The Transformation of the World Steel Industry, Bruxelles, Peter Lang, 2014 [Google Scholar]
- E. Godelier, Usinor-Arcelor. Du local au global, Paris, Hermès-Lavoisier, 2006 [Google Scholar]
- P. Mioche, D. Woronoff, (s.d.), L’acier en France : produits et marchés, de la fin du XVIIIe à nos jours, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2006 [Google Scholar]
- P. Mioche, E. Godelier, I. Kharaba, P. Raggi, Dictionnaire Historique de la sidérurgie française, Presses Universitaires de Provence, 2022, 814 p. [Google Scholar]
- P. Raggi, La désindustrialisation de la Lorraine du fer, Paris, Classiques Garnier, 2019 [Google Scholar]
- D. Woronoff, L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984 [Google Scholar]
- Décret impérial du 15/10/1810 relatif aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode, 1810, https://aida.ineris.fr/reglementation/decret-imperial-15101810-relatif-manufactures-ateliers-repandent-odeur-insalubre#:~:text=Article%201er%20du%20décret,seront%20divisés%20en%20trois%20classes [Google Scholar]
- J.A. Schumpeter, History of Economic Analysis, Routledge, 1955 [Google Scholar]
- B. Jacomy, James Watt (1736–1819), Encyclopaedia Universalis [Google Scholar]
- K. Bruland, D.C. Mowery, Innovation Through Time, The Oxford Handbook of Innovation, OUP, 2006, pp. 353 [Google Scholar]
- B. Verspagen, Innovation and Economic Growth, The Oxford Handbook of Innovation, OUP, 2006, pp. 494 [Google Scholar]
- A.D. Chandler, Jr, Strategy and structure: chapters in the history of the industrial empire, 1962, The M.I.T Press, 1982 (reprint) [Google Scholar]
Citation de l’article : Philippe Mioche, Eric Godelier, L’acier et la sidérurgie française, vus par l’histoire économique, Matériaux & Techniques 111, 306 (2023)
Liste des figures
![]() |
Fig. 1 La commission de direction du Comité des forges de France en 1914, peinture d’Adolphe Déchenaud, au siège de Schneider, rue de Madrid, Paris. The Board of the “Comité des Forges” in France in 1914, painting by Adolphe Déchenaud, at Schneider’s head office, rue de Madrid, Paris. |
Dans le texte |
![]() |
Fig. 2 Train à bandes (TAB) de Denain. Hot strip mill in Denain. |
Dans le texte |
![]() |
Fig. 3 Cycles économiques périodiques et phases de développement de l’innovation et du capitalisme. Periodic economic cycles and development phases of innovation and capitalism. |
Dans le texte |
![]() |
Fig. 4 Organisation d’entreprise selon la forme en U de Chandler. Firm organization according to the U model of Chandler. |
Dans le texte |
![]() |
Fig. 5 Organisation d’entreprise selon la forme en M de Chandler. Firm organization according to the M model of Chandler. |
Dans le texte |
![]() |
Fig. 6 Organisation d’entreprise selon la forme en H de Chandler. Firm organization according to the H model of Chandler. |
Dans le texte |
Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.
Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.
Initial download of the metrics may take a while.